Ma fille de 9 ans était à essayer de peaufiner la mise en page de son PowerPoint. Ce n’était pas la première fois qu’elle travaillait avec ce logiciel, mais c’est pas comme si elle y avait passé des heures non plus.
Je la regardais en silence pendant qu’elle cliquait un peu partout en essayant de mettre sa présentation à son goût.
”Ici? Non.. C’est dans "fichiers”? Hen?.. Non. Ah, Insérer!”
Pendant ce temps là, mon cerveau roulait à 100 km/h en essayant de résoudre un dilemme. Moi, je sais très bien qu’il y a des logiciels d’intelligence artificielle qui peuvent pondre une présentation type PowerPoint en 5 secondes.
Tu entres ton texte, choisis ton style, et comme par magie en ressort une présentation professionnelle.
Et je me demandais si je lui montrais ça, ou pas.
Devrait-elle apprendre à utiliser PowerPoint avant d’utiliser ce genre d’outil? Un peu comme on apprend à calculer avant d’utiliser une calculatrice?
Ou est-ce une perte de temps, comme feuilleter un Bescherelle alors que tu peux juste Googler ton verbe?
Ce genre de question a probablement été contemplée à chaque nouvelle invention révolutionnaire. Les premiers fermiers à utiliser des outils mécanisés ont sans doute été traités de moumounes par leurs pères.
Mais j’ai l’impression que cette fois-ci, c’est différent. Pour deux raisons.
1. L’intelligence artificielle s’améliore exponentiellement. Les compagnies elles-mêmes en parlent, mais même en tant qu’utilisateur expérimenté (j’ai téléchargé ChatGPT le lendemain de sa sortie, en novembre 2022), c’est flagrant.
2. Personnellement, je pense que ce qui nous définis en tant qu’humains n’est pas notre capacité à faire du travail manuel, mais plutôt ce que notre cerveau est capable de faire; soit penser, créer, résoudre.
Qu’on fabrique une voiture ou qu’on écrive un livre, ce qui compte, c’est l’acte de création. Pas le geste répétitif.
Ce qui est clair, c’est que ce qui nous stimule ce n’est pas le travail répétitif simpliste, mais bien d’utiliser ce qui est dans notre tête pour améliorer le monde.
Et je pense que si une personne n’a plus à se servir de son cerveau, elle réduit la portée de son potentiel, et donc de son expérience humaine. La croissance humaine passe nécessairement par le travail cognitif et émotionnel.
Par l’introspection, le doute, la concentration, la découverte, l’échec, et la réussite.
On doit être très sélectifs au niveau des projets dans lesquels on s’investit, comme ces ressources sont très limitées. Et s’investir dans un projet, qu’il soit professionnel ou relationnel, nous prive automatiquement de toutes les autres options du moment.
Par exemple, s’investir dans le mauvais partenaire de vie ou le mauvais diplôme peut considérablement nuire à notre qualité de vie.
Cela dit, bien des tâches cognitives sont totalement abrutissantes. Comme créer un PowerPoint de toute pièce, par exemple.
En ce qui concerne ma fille, la question était alors à savoir si créer cette présentation elle-même était le bon problème à résoudre pour elle à ce stade de sa vie. Bénéficiait-elle de ce processus d’essai-erreur à l’ordinateur?
Ou est-ce que je devrais lui montrer l’outil d’IA pour qu’elle puisse se concentrer sur le fond, sur ce qu’elle veut dire, plutôt que sur le “formatage” de ses idées ?
Il n’y a sûrement pas de bonne réponse à cette question. Ça dépend de ce qu’on valorise pour nos enfants, ainsi que ce que l’on croit qui va se produire avec l’IA d’ici leur entrée sur le marché du travail.
Étrangement, la réponse à la 2e question influence grandement la première. D’ici 10 ans, l’IA sera capable de faire tout ce que nous faisons.. mais 1000 fois mieux.
Toutes les sphères du travail cognitif seront touchées. Des pharmaciens aux traducteurs, des profs aux conseillers, tous ceux dont le travail est surtout cognitif verront leur réalité bouleversée.
Je ne sais pas comment, ni à quelle vitesse, mais ça s’en vient. En fait, c’est déjà commencé.
Et même si cette perspective crée de l’anxiété chez plusieurs parents, ce n’est pas mon cas.
D’abord, parce qu’on n’y peut rien. Ensuite, parce que ces technologies ont été créées, à la base, pour améliorer la vie humaine.
Mais ça ne veut pas dire que je ne vois pas des risques. Au contraire, j’en vois un immense: la réduction de l’expérience humaine à une simple existence biologique.
Coca-Cola sait déjà comment faire des produits gustativement irrésistibles. Meta (Instagram, Facebook) et Tik-Tok savent déjà comment faire des produits émotionnellement irrésistibles.
Je pense que la prochaine étape sera quand différents produits d’IA vont littéralement nous retirer le besoin de penser. Tout écrire pour nous, tout résumer pour nous, commander pour nous, choisir pour nous.
À mon avis, le monde sera divisé en deux. Il y aura ceux qui amplifient leur vie grâce à l’IA, et ceux qui se laisseront avaler par elle.
En fait, cette séparation existe déjà. Il y a ceux qui profitent de nos avancées en science alimentaire pour avoir des apports nutritionnels presque parfaits, tandis que d’autres mangent du fast-food quotidiennement.
Il y a ceux qui utilisent YouTube pour apprendre et s’informer, et d’autres qui écoutent des vidéos de chats en boucle.
Il y aura bientôt ceux qui laisseront l’IA gérer chaque décision de leur vie (au profit d’une méga corporation), et ceux qui l’utiliseront pour automatiser les éléments ennuyeux de la vie, et amplifier ce qui les stimule.
Ils l’utiliseront comme éditeur pour leur prochain roman, comme conseiller pour une grosse décision, ou pour se faire faire un curriculum complet & personnalisé à propos d’un sujet académique qui les intéresse.
(Et ça, c’est ce qui m’est venu en tête en 5 secondes, en fonction de leurs capacités d’aujourd’hui.)
Je pense que mes enfants, dans 20-30 ans, vivront dans un monde ou ils n’auront pas besoin des autres pour exécuter des tâches, parce que la majorité de celles-ci seront faites par des ordinateurs ou des machines. Autrement dit, la relation économique entre les gens sera presque chose du passé.
Dans un tel monde, une chose demeure intacte, voire plus importante que jamais: le contact humain. Et pour vivre des relations riches, profondes, humaines… on doit se développer soi-même.
Apprendre à se connaître. À choisir ses projets. À contribuer.
C’est alors basé sur ces prémisses qu’on tente de préparer nos enfants pour l’avenir.
On utilise l’IA pour les aider à se découvrir et se développer. À plonger dans leur curiosité, et amplifier leurs intérêts.
Par exemple, ma plus vieille a créé des pages à colorier basées sur des photos qu’elle a prises.
Oui, cette révolution technologique me paraît différente des autres — et je sais aussi que les générations avant nous se sont dit la même chose.
Mais tant qu’on a :
une identité claire,
des humains proches de nous sur qui compter,
et des projets stimulants sur lesquels avancer…
On peut laisser l’IA faire nos PowerPoints.
À+
J'adore! Tellement les mots justes : <<Il y aura ceux qui amplifient leur vie grâce à l’IA, et ceux qui se laisseront avaler par elle.>>
Tellement vrai!